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MAINTENANT, Kubiela avait les idées claires.
À la lueur de l’ampoule de sa chambre (il avait fermé les volets), il analysait les documents médicaux de l’enveloppe Kraft. Les noms. Les chiffres. Les dates. Il pouvait reconstituer ce qui s’était réellement passé durant la grossesse de Francyzska. Il le pouvait d’autant mieux qu’il maîtrisait parfaitement le sujet de la gémellité.
Jumeaux monozygotes. Deux fœtus, un seul placenta. Nés de la même cellule, leur patrimoine génétique est rigoureusement identique. Dans le ventre de la mère, ils sont seulement séparés par une fine membrane. Leur contact est permanent. Ils se touchent, se poussent, se regardent. Chacun devient un champ d’exploration pour l’autre. Peu à peu, une connexion cérébrale particulière se met en place. Ils sont deux et en même temps, ils sont « un ». À partir du quatrième mois, les cinq sens fonctionnent. Les sensations, les émotions naissent. Les jumeaux les partagent. Chaque fœtus devient la source et la résonance de l’autre.
Habituellement, le principe fondateur de ce lien est l’amour.
Pour les Kubiela, la haine.
Dès le troisième mois, les fœtus avaient manifesté une différence de comportement. L’un se tenait prostré. L’autre s’étirait, s’agitait, gagnait de l’espace. Au quatrième mois, le premier se cachait le visage entre les mains. Le second frappait des poings et des pieds la paroi qui le séparait de son double. Au cinquième mois, ces disparités avaient été relayées, et comme incarnées, par le problème alimentaire.
Comme dans le cauchemar de Kubiela, les gynécologues avaient averti les parents. Il fallait choisir. Laisser faire la nature ou au contraire éliminer le dominant pour sauver le dominé. Le ventre de Francyzska Kubiela était devenu le lieu d’une lutte à mort.
Les parents n’avaient pas hésité. Un premier compte rendu évoquait l’hypothèse d’une réduction embryonnaire en juillet 1971. Selon une lettre manuscrite du gynécologue traitant, Francyzska, Polonaise très pieuse, envisageait son enfant dominant comme un être diabolique doté de pouvoirs paranormaux. Son hyperactivité n’avait qu’un but : tuer son frère. C’était un être hostile, méchant, vicieux qui ne voulait pas partager son refuge.
Kubiela lisait entre les lignes. La santé mentale de Francyzska se dégradait chaque jour davantage. La perspective de l’intervention n’avait pas dû arranger les choses, même s’il s’agissait pour elle d’éliminer le mal incarné. Comme toujours, les termes médicaux jetaient un voile pudique sur la réalité des choses. Ce qu’on appelle une réduction embryonnaire consiste, ni plus ni moins, à tuer un fœtus pour en sauver un ou plusieurs autres (dans le cas de triplés par exemple).
Après la première lettre envisageant cette solution, le dossier s’arrêtait net. Plus un seul bilan, une seule échographie ni le moindre rapport. Les Polonais avaient-ils effacé toute trace de l’acte ? Kubiela avait une autre explication. La réduction n’avait jamais eu lieu. La situation intra-utérine avait évolué. L’alimentation des fœtus s’était rééquilibrée naturellement.
La double grossesse avait été conduite à son terme.
Deux enfants étaient nés le 18 novembre 1971.
Mais pour Francyzska, le jumeau dominant demeurait le « fils du diable ». Elle n’avait pas voulu l’élever ni le garder auprès d’elle. Andrzej s’était chargé de le placer, de l’écarter, de le faire disparaître.
Ainsi s’était développée la famille Kubiela.
Sur un secret. Un abandon. Un mensonge.
Le jumeau noir avait survécu. Il avait grandi, mûri, pressenti la vérité. Au fil des foyers, des familles d’accueil, il s’était interrogé sur sa véritable origine. Adulte, il avait mené une enquête. Il avait découvert son histoire et décidé de reprendre les choses là où elles en étaient restées, en 1971, au fond du ventre de leur mère.
Jamais vengeance n’avait connu source plus profonde.
Kubiela observait encore les échographies. Elles lui paraissaient rouges. Baignées de sang et de haine. Brûlantes comme un cratère. Il voyait les deux frères ennemis, Abel et Caïn, flottant en apesanteur, prêts pour le duel.
Kubiela était le jumeau faible, l’être prostré des images, celui qui se cachait les yeux avec les mains. À la naissance, tout s’était inversé. Il était devenu l’élu, le préféré, le vainqueur. Il avait grandi dans la chaleur d’une famille alors que son frère croupissait quelque part, dans un foyer anonyme ou une famille rémunérée par l’État.
Maintenant, il payait ses dettes. On n’échappe pas à son destin. Tout se passait comme dans la mythologie grecque. La grossesse de Francyzska faisait figure d’oracle. On y lisait l’avenir, en transparence.
Kubiela n’avait aucune preuve qui confirmait son hypothèse, mais il sentait, dans ses tripes, qu’il voyait juste. Au fond, il l’avait toujours su. Voilà pourquoi, à chaque fugue psychique, il s’était fait appeler « Janusz », « Freire », « Narcisse », « Nono »… Des noms exprimant, d’une façon ou d’une autre, la dualité.
Il aurait dû y penser plus tôt. Freire pouvait s’écrire « frère ». Janus était le dieu aux deux visages. Narcisse était tombé amoureux de son reflet. Quant à Nono, avec ses deux syllabes identiques, il reproduisait, graphiquement, le face-à-face des fœtus in utero…
Ces noms étaient autant de signaux. Ils invitaient l’autre à surgir, à se matérialiser. L’appel avait été entendu. Le jumeau noir était revenu, à travers des crimes en série. Le fils du diable, renié, rejeté, éloigné, avait commis ces meurtres en s’inspirant de mythes immémoriaux parce qu’il se considérait le juste héros d’une histoire universelle. Le retour du fils exilé. La vengeance du héros malmené. Œdipe. Jason. Ulysse.
Il avait tout organisé pour que Kubiela endosse la culpabilité des meurtres.
Pour qu’il finisse sous les verrous ou abattu par les flics.